La chaine alimentaire et sa contribution à la politique sanitaire européenne : comment relever le défi ?

Résumé :

Le 26 octobre 2015, l’Agence internationale de la recherche sur le cancer de l’OMS a annoncé avoir ajouté la viande rouge et la viande transformée à la liste des substances cancérigènes. Il y a à peine 30 ans, la viande rouge était en bonne place dans la liste des aliments à haute valeur nutritionnelle, recommandée par la plupart des Etats. Elle est apparemment désormais rangée dans la catégorie des risques.

Ce papier de discussion vise à éclairer le débat sur la question de savoir si une telle classification des instances de réglementation n’est qu’un cas isolé ou, au contraire, si elle fait partie d’un mouvement plus large limitant de plus en plus la chaine alimentaire à la seule perspective sanitaire, et par là même, négligeant les aspects culturels, économiques, et de plaisir, liés à la consommation alimentaire.

Une analyse plus poussée révèle assez vite la prédominance de plus en plus grande des thémtiques de santé publique dès lors qu’il s’agit de réguler l’alimentation. Le cas du Royaume-Uni ou de l’Irlande sont à ce titre particulièrement éclairant, en particulier en ce qui concerne l’alcool et certaines catégories d’aliments qui sont traités comme des produits à risques, au même titre que le tabac, avec comme corrolaire des propositions « d’outils de gestion des risques » tels que la standardisation de l’étiquetage, avec des messages de prévention sanitaires, des restrictions en matière de publicité, des mesures fiscales et touchant les prix.

En conséquence, la question qui se pose est de savoir dans quelle mesure la chaine alimentaire de l’UE peut être partie prenante de la solution, et comment peut-elle agir pour équilibrer les débats pour y intégrer des éléments d’ordre économique, culturel, et d’effets bénéfiques au sens plus large de la régulation dans l’équation ?

Enfin, ce papier vise à apporter une base de réflexion, entre autre, en ce qui concerne l’impact des régulations sur le comportement des consommateurs et la mesure de ces initiatives de façon globale, et quelle devrait être la contribution de l’Union européenne en la matière.

L’alimentation est avant tout une source de vie. Mais, au-delà de cela, l’alimentation et les boissons apportent bien plus que les calories nécessaire pour survivre. Elles offrent de la culture, des traditions, et est l’un des secteurs économiques les plus importants sur le plan de l’emploi et de l’innovation en Europe.

Durant les dernières décennies, la science a éclairé ce que nous mangeons. Elle a montré que l’alimentation est un des éléments clefs de la santé humaine. Un lien particulièrement fort a été établi avec les Maladies Non Transmissibles, telles que l’obésité, les problèmes liées au cholestérol, aux diabètes, au cancer, aux maladies coronnariennes ou maladies liées, faisant du régime alimentaire une priorité pour la santé publique.

Sur l’ensemble de la planète, les pouvoirs publics ont tenté d’inverser la courbe des problèmes liés à la nutrition – pas seulement à travers des politiques de santé humaine, mais aussi, avec des initiatives multiples touchant la société, l’économie, la finance, et les politiques au sens large.

L’initative récente la plus significative à l’échelle mondiale a été la « Stratégie globale sur la nutrition, l’activité et la santé » de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), approuvée en 2004. Sept années plus tard, les Nations Unies ont signées la « Déclaration sur la prévention et le contrôle des Maladies Non Transmissibles », qui établissent une série de recommandations et de plan d’actions pour guider et influencer les politiques nationales de façon à lutter contre les effets néfastes des aliments et des boissons.

Dans ce cadre général, l’Union européenne a développé ses propres initiatives, principalement dans quatre domaines :

  • Législatif : Même si la santé n’est pas du ressort politique de l’Union européenne (ceci restant une compétence nationale), l’UE a pour objectif d’assurer un niveau élevé de protection de la santé humaine, en définissant et mettant en œuvre toutes les politiques et activités de l’UE. A ce titre, la Protection des consommateurs, ainsi que le Marché intérieur, offrent des bases importantes pour règlementer différents domaines tels que l’étiquetage et l’information alimentaire aux consommateurs, les allégations nutritionnelles et de santé, la publicité, etc.
  • La coopération avec les parties prenantes : à travers la « Plateforme européenne pour la santé et l’activité physique », ainsi que le Forum européen sur la santé et l’alcool, ces deux initatives visant à partager les bonnes pratiques, l’information, des données et la recherche, etc.
  • La coordination des autorités nationales : des initatives telles que le comité sur les actions et politiques nationales relatives à l’alcool (CNAPA) visent à encourager la coopération et contribuent au développement de nouvelles politiques.
  • Le soutien à des programmes éducatifs : notamment via le fonds de 150 millions d’euros du Programme alimentaire aux écoles de la Politique agricole commune (PAC), qui focalise sur la distribution de fruits, de légumes et de lait aux enfants, en Europe.

Au final, à l’échelle nationale, les Etats membres de l’UE ne sont pas en reste en matière d’initiatives, et ils vont même au-delà, offrant un large variété de mesures : législation,  codes de bonnes pratiques visant autoréglementation,  taxes ou  interdictions, etc. Ces initiatives vont bien au-delà du cadre Européen et ont un impact sur le fonctionnement du Marché intérieur.

« Un passage en revue rapide des parties-prenantes donne un aperçu de l’intensité du débat et de sa polarisation »

Screen-Shot-2015-11-16-at-18.21.10
Image tirée du Daily Mail, après les déclarations de Jamie Oliver demandant à Cameroun d’être « brave » et de tenir tête aux leader de la Junk food.

Le sujet « alimentation et santé » a gagné en importance dans l’agenda politique européen, et, en même temps, il reste d’une grande sensibilité. L’ensemble des parties prenantes participe activement aux débats, tentant d’influencer et de faire passer leur vision et position auprès des différentes institutions.

Un passage en revue des parties prenantes donne une idée rapide de l’intentité du débat, et de sa polarisation.

Médias : de façon générale, à l’échelle de l’UE, les messages et opinions publiées sur les questions d’alimentation et de santé sont bien souvent négatifs. Les maladies, le coût, les inégalités, les épidémies… sur l’ensemble de ces sujets, des liens avec l’alimentation et les boissons sont souvent tissés dans les médias, ce qui donne une vision plutôt biaisée – ou tout au moins déséquilibrée par rapport à la réalité -, et qui froisse l’image et la crédibilité de la chaine alimentaire auprès du public. Il y a cependant une exception : dès lors qu’il s’agit de gastronomie, il semble que la perception de l’alimentation et des boissons soit alors positive, attractive et enviable.

A ce titre, il y a une fracture entre les perceptions du public en général et les perceptions à un niveau individuel.

Science : les sciences de la nutrition ont véritablement explosées ces dernières années, faisant de l’alimentation, de sa composition, et de ses effets sur la santé un sujet d’intérêt de premier plan pour la science. A l’inverse, d’autres domaines de recherche, tels que la génétique, ou l’influence de l’activité, ou même d’autres tels que l’environnement, n’attirent pas le même degré d’intérêt.

Il semble clair qu’un degré de certitude suffisant est nécessaire pour bâtir des politiques qui doivent pouvoir s’appuyer, au moins en partie, sur des recherches de qualité et des éléments avérés. Mais il arrive parfois que la frontière entre la science et la politique soit quelque peu brouillée, ce qui rend difficile la recherche d’un consensus sur les sujets fondamentaux complexe, et qui contribue à générer de la confusion chez les consommateurs.

Acteurs économiques : L’ensemble de la chaine alimentaire est concerné par cette problématique, des producteurs, agriculteurs à l’industrie, de la distribution à l’Horeca. Tous participent à l’élaboration de la nourriture et des boissons qui sont consommées par la population, à domicile ou l’extérieur.

De nombeuses initiatives ont été mises en place – codes de bonnes pratiques, accords volontaires, campagnes d’information et d’éducation, programmes d’étiquetage volontaire, programmes de promotion de l’activité physique, financement de la recherche, etc – et la liste se développe sans cesse.

L’industrie est sans doute le maillon le plus actif de la chaine alimentaire dans ce domaine, même si parfois, ses efforts ne sont pas véritablement reconnus ou qu’ils sont entourés d’un certain scepticisme.

ONGs et activistes : les organisations de consommateurs et les autres ONGs ont traditionnellement été très actives dans le secteur alimentaire. Les problématiques alimentation et santé ont attiré un niveau de participation et d’intérêt dans le débat public sans précédent. Toutefois, les nouveaux acteurs sont les activistes, travaillant de façon individuelle, ou en coalition, utilisant des techniques de communication nouvelles et agressives, à la recherche d’espace et surgissant avec des propositions extrêmes, dont l’efficience n’a pas été étayée.

Les nouvelles règles de transparence adoptées par les institutions européennes ont ouvert la voie à ces nouveaux groupes d’acteurs, même si des doutes existent sur la représentativité de ces groupes au sein de la société civile.

« La possibilité pour des arguments liés à la santé de suplanter d’autres droits « fondamentaux » pose question »

Les organisations internationales continuent de travailler sur de nouvelles propositions. L’une des plus active est l’OMS, qui a récemment produit un document sur « les apports en sucre chez l’adulte et l’enfant », et qui prépare une autre initiative sur l’obésité infantile.

L’OCDE a également été très active, en particulier en ce qui concerne l’alcool, avec un récent papier « Lutter contre les usages dangereux liés à l’alcool », élaboré en collaboration et avec le soutien de la FAO et de l’OMS, ceci montrant de nouvelles voies de coopération entre les organisations internationales qui devraient être une tendance croissante dans les prochaines années.

En ce qui concerne l’Union européenne, plusieurs sujets sont sur la table et suscitent des débats agités. Pour le volet réglementation, l’application du Règlement 1169/2011 sur l’information aux consommateurs via des programmes nationaux tels que le système de feux tricolores, au Royaume-Uni, a soulevé des questions de compativiilté avec la législation européenne. Les profils nutritionnels, conçus par le Réglement 1924/2006 n’ont toujours pas vu le jour, et le Parlement européen est divisé, avec un grand nombre de Membres demandant à la Commission de retirer le modèle étant donné le manque de base scientifique, les possibles effets discriminatoires et les potentiels risques sur le marché international.

De même, la « flat tax », au Danemark a été retirée de façon unilatérale par les autorités locales. Elle fait l’objet d’une procédure ouverte par la Commission européenne étant donné sa possible incompatibilité avec la législation communautaire. Avec l’Union européenne plaçant une importance croissante au Droit de la Propriété Intellectuelle (IPRs) – la protection des droits de protection intellectuelle sont un élément essentiel du succès du marché intérieur, pas seulement pour encourager l’innovation et la créativité, mais aussi pour développer l’emploi et renforcer la compétitivité. Certaines mesures de santé publique proposées peuvent potentiellement aller à l’encontre de cette protection, ce qui pose la question de savoir sur les arguments de réglementation à des fins de santé publique peuvent outre passer d’autres droits (fondamentaux) en la matière.

Enfin, il est important de mentionner que 20 organisations de santé publique se sont récemment retirées du Forum européen Alcool et Santé, en signe de protestation contre le refus de la Commission européenne de soumettre une nouvelle stratégie alcool.

« Au sein de l’UE, l’échelon national est le plus actif »

Mais comme mentionné précédemment, le maillon le plus actif en la matière est le niveau national. Plusieurs exemples valent la peine d’être mentionnés afin de se faire une idée plus précise des enjeux.

France : le projet de « Loi Santé » doit être votée en cession plénière de l’Assemblée nationale dans les prochaines semaines. Son chapitre sur la prévention place dans la même ensemble le tabac, l’alcool et l’alimentation, avec des dispositions spécifiques pour chacun des secteurs conduisant le plus souvent à des restrictions renforcées.

L’Irlande : Une commission parlementaire sur la santé et l’enfance a soutenu en juin dernier l’approche du gouvernement visant à introduire un prix minimum par unité pour l’alcool (MUP, Minimum Unit Price), de même que d’autres mesures telles qu’une « taxe de responsabilité sociale » de façon à récupérer une partie des bénéfices réalisés par le biais de l’introduction de la MUP pour financer des programmes de sensibilisation et de lutte contre les addictions, des systèmes d’alerte sur les bouteilles d’alcool similaires à ceux en vigueur pour le tabac, des interdiction de mesures promotionnelles soit des réductions en magasin, soit des achats en nombre (par exemple 6 pour le prix de 5).

L’Ecosse a déjà voté des lois similaires, mais elles ont été battu en brèche devant la Cour de Justice de l’UE saisie par la Scotch Whisky Association, des pays producteurs de vin, et d’autres associations. Selon l’avis de l’Avocat Général, un Etat membre peut imposer un prix minimum, qui introduit des restrictions au commerce et des distorsions de concurrennce seulement si le système est plus efficace qu’une mesure alternative (augmentation de la taxation).

La Lettonie est le dernière Etat membre de l’UE a avoir introduit une interdiction sur les « trans-fats », rejoignant ainsi l’Autriche, la Hongrie et le Danemark. La prohibition entrera en vigueur en 2018, à la fois pour les produits locaux et pour les produits importés. Dans le même temps, mais d’une façon volontaire, le BEUC, l’EPHA, la CPME, l’EHN et quatre grands groupes agro-alimentaires ont envoyé à la Commission une lettre demandant une initiative communautaire pour limiter les TFAs dans l’alimentation.

« La chaine alimentaire, en Europe, fait face à un de ses plus grands défis, si ce n’est le plus grand ». 

Il n’y a aucun doute sur le fait que la chaine alimentaire européenne fait face à l’un des plus grands défis, si ce n’est le plus grands défis jamais rencontré. A la recherche de solutions, de nombreuses théories ont été appliquées allant du « nanny state » – interdiction, taxes, prix minimums, restrictions à la publicité et à la communication – à des mesures d’auto-régulation – engagements européens, démarches volontaires de reformulation, alertes, etc. – et de nouvelles propositions émergent  à travers notamment la science du comportement – la « nudge theory ». Mais une chose semble claire : le « business as usual » n’est pas la bonne voie pour relever le défi.

De nombreuses questions méritent d’être posées si la chaine alimentaire ne veut pas être seulement une partie du problème, mais également contribuer aux solutions. Afin de participer et d’enrichir les débats, Farm Europe va proposer dans les prochaines semaines des questions auxquelles il convient de répondre pour développer une politique européenne cohérente et efficace en matière de santé et d’étiquetage.

Screen-Shot-2015-11-16-at-17.34.12