Les travaux

Croissance - 13 octobre 2015

La résilience agricole et alimentaire : un enjeu planétaire

écrit par Yves Madre

Il est des évolutions dont l’avènement est quasi-certain, et le besoin croissant en nourriture en fait partie. En revanche, comme souvent, les solutions à apporter et stratégies à mettre en œuvre génèrent plus de questions que de réponses opérationnelles.

D’ici à 2030, la population de la terre passera de 6,9 milliards à 8,4 milliards (sources ONU – FAO). Cette hausse de près de 22 % de la population en deux décennies est largement inéluctable, les projections ayant plutôt été revues à la hausse qu’à la baisse.

Cette évolution s’accompagne d’un changement des habitudes nutritionnelles dans les populations des pays en développement. Au-delà de la croissance globale en protéines, la part des sources animales de protéines croît, du fait d’une substitution des sources végétales par des sources animales en Asie de l’Est, Amérique latine et central, en Afrique du Nord et au Moyen orient (FAO). D’où une hausse anticipée de 40 % de la demande protéique mondiale pointée par la FAO d’ici à 2030.

Dès lors se pose immédiatement la question de comment nourrir la population mondiale alors même qu’une partie importante de nos contemporains est d’ores et déjà en situation de sous ou mal-nutrition ?

Relever le défi de la sécurité alimentaire n’est pas une option, mais un impératif humain et géopolitique pour notre monde. Il est de la responsabilité des pouvoirs publics de faire preuve de volontarisme en la matière.

Cela implique de questionner les leviers d’action qui existent à court terme, à périmètre de production constant, et ce s’agissant :

  • De la réduction des pertes en agriculture ;
  • De la lutte contre le gaspillage au fil de la chaine alimentaire ;
  • De la meilleure répartition des ressources alimentaires disponibles sur la planète ;
  • Et de la lutte contre les déséquilibres alimentaires, générateurs de troubles pour la santé (obésité).

Ceci n’élude pas la nécessité de partir également à la recherche de sources nouvelles de production alimentaire, et donc :

  • De terres agricoles nouvelles,
  • Et de marges de progrès en matière de productivité.

Surfaces agricoles utiles.

La planète possède encore des réservoirs de terres agricoles exploitables, mais répartis de façon inégales. 52 Mha de terres arables pourraient ainsi venir renforcer les 1534 Mha actuellement en production au cours des 15 années à venir.

Cet accroissement recouvre cependant des évolutions divergentes :

  • baisse des surfaces agricoles en Amérique du Nord (-32 Mha, soit -15%), en Europe (- 13Mha, soit -11%), et en Asie du Sud (-14Mha, -11%) ;
  • possible mobilisation foncière importante en Afrique Sub-saharienne (53 Mha, +24%), en Amérique du Sud et centrale (31 Mha, +17%), en Asie du Sud-Est (22 Mha, +20%) et en Océanie (5 Mha, +12 %).

La hausse de la production via la mise en culture de nouvelles terres arables dépend de pays en développement, et donc de leur capacité à générer les investissements nécessaires pour ce faire. Elle se situe dans des zones où la production agricole est très dépendante des variations climatiques, phénomène appelé à se renforcer.

Les régions dont les facteurs pédoclimatiques procurent une plus grande stabilité de production verront leurs superficies agricoles continuer à se résorber.

Au total, les variations interannuelles de la production mondiale agricole pourraient se renforcer, impliquant une plus forte volatilité des cours agricoles au regard des stocks commerciaux disponibles d’une campagne à l’autre.

La question clef des prochaines décennies tant pour atteindre les volumes de production nécessaires que des méthodes de production souhaitables, avec l’enjeu majeur de l’empreinte environnementale de notre alimentation, sera la capacité des agriculteurs et de leurs filières à investir.

Répondre aux besoins de la population mondiale impliquera au cours des 10 prochaines années, selon la FAO, de mettre en marché 51 Mt de viandes de plus (+16 %), 23 % de plus de lait, 49 Mt de blé, 57 Mt de riz et quelques 180 Mt de céréales secondaires (coarse grains), 20 % de plus d’oléagineux pour répondre notamment aux besoins d’alimentation animale.

Dès lors, l’ONU et la FAO estiment que chaque hectare agricole en production devra nourrir 0,4 personne de plus à chaque prochaine décennie, pour passer de 4,5 en 2010 à 4,9 en 2020 et 5,3 en 2030. Ce chiffre était de 2,3 en 1960.

Cela suppose des gains de productivité importants et ce d’autant plus que la contribution attendue de la zone Afrique pour répondre à la croissance des besoins restera modeste d’après ces analystes, nonobstant son potentiel de terres agricoles nouvelles et les efforts qui peuvent et doivent être réalisés en termes de transferts de connaissance et de structuration de filière vivrières locales.

Il apparaît donc que pour relever le défi alimentaire à court et moyen terme, les organisations internationales tablent implicitement sur une croissance basée sur des accroissements de rendements aux USA, dans l’UE et en Asie, et sur une augmentation de la production, résultat de la combinaison de plus de terres agricoles exploitées et de gains en rendement de l’Amérique du Sud.

Un défi majeur sera donc de réussir l’augmentation des rendements sur les surfaces déjà cultivées. Cela est un défi à relever dans toutes les régions agricoles, y compris dans les pays développés à climats tempérés et exportateurs : dans ces pays, toute tonne supplémentaire produite est une tonne disponible pour répondre au problème posé.

Individuellement, aucune zone est en mesure de répondre seule aux besoins, même en comptant sur des avancées qui restent largement à concrétiser en matière de lutte contre le gaspillage alimentaire, contre l’obésité, etc.

Face à de tels défis de court terme (moins de 15 ans !), la question primordiale n’est pas de savoir si les grandes zones agricoles doivent ou non participer plus au commerce mondial, mais comment. Et si elles seront bien en mesure de le faire et d’assumer leur part de responsabilité permettant à tous les citoyens de la planète de bénéficier d’une alimentation décente.

Sans tomber dans un discours moral ou moraliste, il paraît difficile, pour l’Europe, de s’affranchir de sa responsabilité en la matière étant donné sa position particulièrement avantageuse, tant du point de vue des conditions de production que des savoir-faire. Il est donc urgent d’apporter des réponses concrètes à la question du comment.

L’enjeu est de taille, car pour développer leurs productions, les différentes zones du monde à même de le faire sont toutes confrontées :

  • au défi d’investissements durables et cohérents :
    • Agricoles : techniques durables de production dans un contexte de ressources éminemment fragiles, évolution des structures des exploitations, financement de leurs investissements.
    • Industriels : organisation, positionnement, financement, relation entre amont et aval
  • au défi de la volatilité des marchés : dans un contexte prévisible de marchés sous pression, soumis à l’effet des aléas climatiques et celui plus profond du changement climatique, la capacité de résistance des filières agricoles – et individuellement des agriculteurs – est clé pour tabler sur un développement pérenne des productions.
  • Au défi de l’intégration de l’innovation et des technologies de performances dans les fermes alors même que les technologies de rupture permettant un saut productif et durable ne sont pas encore identifiées, et ce, même si les nouvelles technologies appliquées à l’agriculture offrent des pistes prometteuses.

Sommes-nous prêts aujourd’hui à relever ces défis ? Au delà des constats plus ou moins partiels faits, des réponses coordonnées à l’échelle de l’enjeu sont-elles préparées à ce jour ? Face au constat à faire en la matière, comment chaque zone peut-elle être aidée à s’organiser ?

Pour l’Union européenne, cela pose avec acuité les questions suivantes :

  • Dans ses relations extérieures, quelle est la capacité de l’UE à faire de ce sujet une priorité réelle dans ses négociations commerciales, dans sa politique de développement et sa capacité à générer concrètement sur le terrain des croissances de productions agricoles durables socialement, économiquement et environnementalement, donc de son opérabilité.
  • En interne, quelle est sa faculté à se mettre en état de répondre à la contribution qu’on attend d’elle pour fournir les marchés mondiaux ? L’Union européenne est quasiment la seule zone au monde qui bénéficie d’une stabilité interannuelle de ses productions grâce à son climat, ses sols et sa technicité. Alors que sa superficie agricole est prédite à la baisse, les organisations internationales tablent sur une hausse de sa productivité pour répondre aux besoins.
  • Est-ce compatible avec le fait que la productivité agricole est stagnante depuis presque deux décennies en Europe de l’Ouest ?
  • Au regard des délais inhérents à la recherche tant dans le secteur animal que la recherche variétale végétale, quels sont les relais de productivité activables à brève et moyenne échéance (moins de 10 ans) et socialement acceptables ?
  • Quelles orientations doivent être recherchées pour que le regain de productivité se maintienne /développe dans la durée ?
  • Les conditions d’une croissance du secteur agricole européen dans le contexte économique et climatique nouveau sont-elles réunies ?
  • Sortant d’une nouvelle réforme de la PAC, le secteur agricole a besoin de lisibilité et stabilité quant à son environnement législatif.
  • Pour le moyen terme, l’ergonomie de piliers 1 et 2 de la PAC devra être analysée au regard des trois défis que l’Union européenne doit relever pour son secteur agricole & agro-alimentaire et ses zones rurales : Investissements, Durabilité, Résilience, les trois étant par ailleurs interdépendants. Le passage d’obligations de moyens à mettre en œuvre à une politique d’objectifs et de résultats est-il une voie permettant de libérer les potentialités latentes tout en assurant un équilibre de développement ?
  • A court terme, cette PAC ne pourrait-elle toutefois pas être rendue plus efficace, sans modifier sa structure fondamentale, pour :
    • Améliorer sa capacité de réaction face aux crises de marché ?
    • Rendre plus opérationnelles les voies par lesquelles les secteurs agricoles pourraient gérer de façon anticipée les aléas des marchés et du climat ?
    • Traiter du dynamisme des investissements à réaliser, de leur financement et de l’endettement des agriculteurs agissant sur des marchés fluctuants, et de la question clef de l’attrait du secteur pour une jeune génération d’agriculteurs ?

Le sujet de la résilience, laissé largement en jachère lors des réformes précédentes des politiques européenne, apparaît aujourd’hui comme une pierre angulaire sans laquelle aucun développement économique et social durable ne peut être envisagé avec crédibilité.

écrit par Yves Madre