Manifestations agricoles : la colère appelle des réponses structurelles de la part de l’UE

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Depuis 2019, la crise du Covid et la guerre en Ukraine ont remis l’agriculture et la souveraineté alimentaire sur le devant de la scène, y compris dans les discours politiques. Ce regain d’intérêt pour l’agriculture ne s’est toutefois pas traduit par des actions fortes en faveur d’un secteur confronté aux effets tangibles du changement climatique et à une concurrence internationale féroce.

Les protestations des agriculteurs dans les pays de l’UE s’étendent maintenant à la France et à l’Allemagne. Depuis que le mécontentement des agriculteurs a commencé aux Pays-Bas il y a plus d’un an, il s’est propagé à plus de 15 États membres qui ont connu des manifestations de grande ampleur. Seule une poignée de pays n’a pas été touchée par ce mouvement : Chypre, Malte, l’Autriche, la Croatie, le Danemark, la Suède, la Finlande et, dans une moindre mesure, la République tchèque et l’Italie.

Bien entendu, le déclencheur est différent d’un pays à l’autre. En Europe centrale et orientale, la hausse des importations en provenance d’Ukraine est le principal catalyseur. En Europe occidentale, ce sont les normes qui entraînent une baisse de la production. À cet égard, une récente étude de l’INRAE confirme les analyses antérieures montrant l’impact négatif des mesures envisagées par l’UE à travers le programme Farm to Fork, le volet agricole du Green Deal. Elle évalue la baisse potentielle de la production européenne totale à 15 %, contre 9,6 % précédemment (-26 % pour les grandes cultures).

Il convient de souligner que les principales composantes de ces mesures, encore en discussion – réduction de l’utilisation des produits phytopharmaceutiques et des engrais, augmentation des jachères et de l’agriculture biologique – n’ont pas encore produit tous leurs effets réglementaires au niveau des exploitations, à l’exception de quelques pays qui ont anticipé certaines de ces mesures. Cependant, la dynamique ne peut être ignorée. Elle repose sur une idée initiale : pousser les agriculteurs à s’engager dans les transitions environnementales par de nouvelles contraintes réglementaires qui s’ajoutent à la PAC et les obligent à investir.

Paradoxalement, cette stratégie est largement associée à une réduction des soutiens publics à l’agriculture, pour les réaffecter à d’autres priorités. Elle a été conçue dans un contexte économique et financier aujourd’hui révolu : l’ère du crédit quasi gratuit. Elle repose également sur un autre paradoxe : l’idée que moins de production résoudra les problèmes alors que l’Europe a plus que jamais besoin de ses agriculteurs et de ses produits agricoles pour répondre aux besoins multiples de l’alimentation humaine et animale et de l’économie verte en plein essor.

Il y a un consensus sur le fait que COVID et la guerre en Ukraine ont plongé l’Europe dans un monde nouveau, où l’alimentation est une chaîne de valeur stratégique à part entière, utilisée comme une arme géopolitique par la Russie de Poutine, mais aussi par toutes les autres grandes puissances. Il est urgent d’en tirer toutes les conséquences au sein de l’Europe, afin que les agriculteurs ne soient pas pris entre des injonctions contradictoires et une équation insoluble : plus de coûts, moins de production. L’enjeu majeur des mouvements actuels et des réponses qui y sont apportées est de repositionner l’agriculture comme un secteur stratégique par des actions concrètes favorisant à la fois la performance économique et la performance environnementale.

Un chiffre illustre la situation actuelle. L’inflation est de retour, faisant fondre la valeur économique des subventions de la Politique agricole commune (PAC) comme neige au soleil. L’accord budgétaire pour la période 2021-2027 a déjà tiré un trait sur l’équivalent d’une année d’aides directes en euros constants. Avec l’inflation, ce sont au minimum deux années d’aides directes aux agriculteurs qui disparaîtront de l’équilibre économique des exploitations agricoles de l’Union européenne.

Au total, les revenus agricoles se situent aujourd’hui, en euros constants, au même niveau qu’en 1995, malgré, pour les agriculteurs qui le peuvent, des structures plus importantes et l’obligation d’une plus grande utilisation du capital. Ce qui ne manque pas de créer des situations financières dramatiques au moindre faux pas des marchés.

On comprend que, dans une telle situation, les agriculteurs aient le sentiment de ne pas être soutenus dans leur transition, ni par les pouvoirs publics, ni par les consommateurs, dont les dépenses alimentaires continuent de baisser, malgré les récentes poussées inflationnistes qui ont pénalisé les plus fragiles d’entre eux. Pourtant, chacun sait qu’il n’y a pas de transition à bas coût, en agriculture comme ailleurs. Il faudra la financer, sauf à délocaliser notre alimentation ailleurs dans le monde, quitte à fermer les yeux sur les impacts économiques, sociaux, environnementaux et géopolitiques d’un tel choix.

Face à tous ces défis, il est clair que la nature des manifestations en Europe, et en particulier dans les pays occidentaux de l’Union, ne relève pas de problèmes conjoncturels ou d’une mauvaise humeur passagère. Il s’agit de déséquilibres structurels, liés à des orientations politiques concrètes, qu’il convient de corriger.

Pour rétablir l’équilibre, l’Union européenne devra retrouver l’ambition politique de sa plus grande politique commune, la PAC. Au fil du temps et des réformes, la PAC a eu tendance à devenir moins politique, moins agricole et moins commune. Sa composante économique a été largement désarmée. Inversons la tendance et retrouvons la voie de l’investissement dans l’avenir et de la solidarité avec le monde agricole à l’échelle européenne. Plutôt que moins d’Europe, la situation actuelle appelle à un sursaut de souveraineté agricole européenne.

Le débat stratégique annoncé par la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, peut en être l’occasion. Il doit nous permettre de nous accorder sur un constat objectif et sincère de la situation, associé à une réelle volonté de soutenir les agriculteurs au niveau européen face aux nombreux défis – y compris économiques – auxquels ils sont confrontés, et d’apporter à ce secteur stratégique le soutien qu’il mérite face aux bouleversements du monde en cours. Des solutions existent.