Construire la feuille de route stratégique d’une agriculture à la croisée des chemins.
L’agriculture européenne est confrontée à un défi de triple performance. Trois défis en un, indissociables :
- retrouver une compétitivité économique qui a décliné depuis plus de deux décennies, tourner le dos à une crise des installations,
- réussir une transition écologique au profit à la fois de l’agriculture et de l’ensemble de la société européenne
- relever le défi social de retrouver une alimentation équilibrée et de qualité pour tous les Européens, mais aussi de la valorisation des métiers agricoles et du lien fort entre activités agricoles et dynamique des territoires ruraux.
Chercher à répondre à seulement une partie de ces défis en obérant les réponses à apporter aux autres aboutit irrémédiablement à une impasse.
Le rapport Draghi est à cet égard très clair, étayé par des analyses pointues :
- l’Union européenne ne pourra pas réussir la transition de son économie et demeurer une grande puissance mondiale si elle ne préoccupe pas en même temps de sa compétitivité, voire si cela ne devient pas une priorité. Ce constat vaut pour l’économie agricole.
- Le rapport Draghi souligne le besoin de beaucoup augmenter les investissements dans l’économie pour accroitre la compétitivité et répondre aux défis climatiques. Ce constat vaut aussi pour l’agriculture.
- Le rapport Draghi plaide pour une vraie simplification règlementaire qui réduise les couts et enlève les blocages au développement économique. Ce constat vaut aussi pour l’agriculture.
Inversement, c’est l’une des grandes faiblesses des conclusions du Dialogue stratégique lancé par la Commission européenne en réponse aux manifestations :
- Aucun de ces trois constats clefs du rapport Draghi n’y est réellement développé pour arriver à des propositions d’actions efficientes. Aucune analyse chiffrée de la situation de l’agriculture, de la souveraineté européenne dans ses différentes dimensions (économique, environnementale, sociale, bio-économie) n’est présentée.
- Si le processus d’échange du dialogue stratégique devait avoir la vertu de renouer le dialogue entre les différentes parties présentes, il engage avant tout les personnes sélectionnées intuitu personae et retombe dans les travers de la Farm to Fork.
- Il promeut une réorientation des moyens de la PAC en direction d’une plus grande ambition environnementale sans traiter sérieusement du volet ambition économique qui est pourtant indispensable à cette transition.
- Il plaide pour un fonds hors PAC à créer et dont la création est sujette à interrogation alors que les grandes priorités européennes affichées – de défense notamment – sont loin d’être financées. Il convient plutôt de garder l’ambition d’une PAC intégrée, répondant à l’ensemble des défis de façon cohérente et simple pour les agriculteurs.
- S’il appelle à plus d’innovation, les moyens d’en faire une réalité dans les fermes manquent. Par contre, il souligne la nécessité de mieux faire face aux risques et crises dans climatiques que de marché et reprend la proposition du Parlement européen de 2019 de refonder la réserve de crise agricole pour en faire un outil de réassurance d’assurances climatiques et fonds mutuels de gestion des risques des marchés.
La proposition de mise en œuvre du Green Deal pour le secteur agricole par la Commission précédente s’est focalisée avant tout sur l’atteinte d’objectifs environnementaux par la norme et des contraintes, sans se préoccuper d’allier à cette démarche l’obtention d’un regain de rentabilité en agriculture ou des incitants réels.
Ce déséquilibre s’est additionné à une PAC dont les moyens sont en recul substantiel : sous l’effet de l’inflation, la valeur économique des aides PAC a plongé de 30% en 20 ans, de 18% sur la période 2021-2027, alors que la promesse de montée en gamme sur les marchés européens ne s’est jamais matérialisée. Le prix demeure la composante principale des actes d’achats des consommateurs ; la crise économique actuelle ne saurait inverser cette tendance à moyen terme.
Pour autant, l’objectif d’une plus grande souveraineté européenne par son agriculture reste un impératif.
- Il sera possible dès lors que nos politiques européennes s’ancreront dans la réalité et privilégieront les moyens concrets de progrès aux coûts normatifs et seront porteuses d’une véritable vision stratégique des opportunités réelles qui se présente à ce secteur pour contribuer à la transition de l’économie européenne dans son ensemble.
- La souveraineté agricole de l’UE passe par sa capacité à fournir 20 à 25% de plus de biomasse d’ici à 2050, faute de quoi la transition environnementale de notre économie dans son ensemble ne pourra se faire ou elle se fera par une dépendance aux importations. L’Union européenne ne ferait qu’échanger une dépendance aux fossiles pour d’autres dépendances – comme cela se matérialise actuellement par l’explosion des importations d’énergies biosourcées faute d’encouragement volontariste en Europe.
- S’agissant de la souveraineté dans toutes ses dimensions (production, économie, alimentation-nutrition, environnement, bio-économie) :
- l’Union européenne demeure un producteur de premier plan grâce à la dynamique de pays de l’est de l’UE, qui, jusqu’à présent, compense le repli dans nombre de pays de l’UE15 ;
- les consommateurs européens disposent d’une offre alimentaire de qualité et y consacrent une part toujours moins importante de leurs revenus ;
- les progrès en matière d’environnement (carbone, biodiversité, eau, réduction des intrants) n’ont pas attendu le Green Deal pour se matérialiser avec, certes, des différences entre pays. Ils doivent se poursuivre et se réaliser à travers une dynamique de l’ensemble des territoires de l’UE.
- En revanche, le géant agricole européen a trois talons d’Achille :
- une capacité qui s’amoindrit à répondre à la demande des marchés mondiaux, qui constitue un risque géostratégique tant pour l’UE que pour les pays tiers structurellement importateurs, tout particulièrement africains et nord-africains.
- une bio-économie qui se développe en recourant massivement à l’importation ;
- une capacité qui s’amoindrit à répondre à la demande des marchés mondiaux, qui constitue un risque géostratégique tant pour l’UE que pour les pays tiers structurellement importateurs, tout particulièrement africains et nord-africains.
Que cela soit pour son alimentation, sa santé, son environnement, sa transition énergétique, son commerce, l’agriculture est ou devrait être au centre des priorités européennes. Il en va de la capacité de l’Union européenne de continuer à décider souverainement de son avenir en offrant une vision d’avenir enracinée et forte de nos cultures européennes.
Dans un tel cadre, toutes les politiques européennes devront être mises en cohérence avec la politique que l’Europe adoptera pour son agriculture. Au sein de la Commission européenne qui se forme, le Commissaire européen doit avoir non seulement droit de regard mais de co-décision sur l’ensemble des domaines et politiques traitant de l’agriculture et l’agro-alimentaire.
A cet égard, les premiers dossiers qui se présenteront dès 2025 seront clés et devront tous être négociés sur la période 2025-27 :
- Le budget pluriannuel et celui de la PAC en particulier qui, a minima, devrait être ré-indexé sur l’inflation ;
- Réforme de la PAC pour une agriculture de triple performance en croissance et une capacité à valoriser réellement les efforts en matière environnementale par une mise en cohérence entre les mesures environnementales et les allégations faites auprès des consommateurs ;
- Achever la construction d’une véritable stratégie européenne de gestion des risques et des crises à travers une réserve de crise à la hauteur des enjeux et une approche véritablement commune à l’échelle européenne des enjeux de résilience des exploitations ;
- En cohérence avec cette orientation, la relance des initiatives en matière d’environnement (gestion des intrants, bien être) dans une approche systématique d’association entre performance économique et environnementale ;
- Une véritable approche incitative dans la politique climat/agriculture carbone (séquestration et réduction des émissions, dispositif d’incitation et non un principe initial de pollueur-payeur qui paralyse tout progrès). L’EST agri doit reconnaitre pleinement les spécificités sur secteur en sortant l’agriculture des dispositifs prévus pour les industries polluantes, et comme le rapport Draghi le souligne, ne pas aggraver les coûts qui découleraient du différentiel d’ambition environnementale avec nos principaux concurrents ;
- Avancer réellement sur les outils à mobiliser pour innover, en particulier NGTs ;
- Mettre en cohérence la taxonomie, pièce essentielle pour l’investissement avec le volet vert de la PAC et rejeter une approche idéologique de celle-ci ;
- Préserver les acquis de la discussion sur la réciprocité des normes du commerce international, en particulier le texte portant sur la déforestation. Pour celui-ci il convient de procéder à un ajustement très limité de la procédure simplifiée pour que la collecte des données se limite à l’origine du pays dès lors que le produit provient d’une zone à faible risque pour éviter la collecte de données et des coûts disproportionnés.
- Avancer résolument dans la bioéconomie, valorisant le potentiel des bio-raffineries (souveraineté européenne de bio-économie) et bio-énergies, mais également de l’ensemble des opportunités qui se présentent à l’agriculture pour décarboner le reste de l’économie (bâtiment, textile, chimie, énergie, etc.). Ces nouvelles demandes peuvent être un moteur pour la santé économique du secteur et sa contribution positive aux enjeux environnementaux de l’économie de l’UE dans son ensemble, en plus d’une alimentation de qualité.
Au final, il reviendra à la prochaine Commission européenne de sortir de l’idée que les transitions seraient par nature porteuses de mauvaises nouvelles pour l’agriculture, et de travailler sérieusement à une stratégie positive pour son agriculture, seule à même de tracer la voie d’une attractivité retrouvée du secteur, tout en répondant aux besoins croissants en matières premières agricoles à moindre impact environnemental.